Appel à communication

« Faire la paix avec la nature est la tâche déterminante du XXIe siècle. Elle doit être la première, la première priorité pour tout le monde, partout », déclarait le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, à l’Université Columbia de New York le 2 décembre 2020. S’ensuivit le nouveau plan directeur scientifique du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) « visant à répondre aux urgences climatiques et à lutter contre l’appauvrissement de la biodiversité et la pollution » (2021).

 À l’ère de l’Anthropocène, cet impératif moral de pacification universelle avec la nature s’inscrit dans une longue généalogie de discours contrits sur les violences imposées à la nature par le genre humain. Ceux-ci forment la matrice des alertes scientifiques aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, les administrateurs coloniaux et les naturalistes du temps des Lumières réfléchissent aux liens entre la déforestation, l’érosion des sols et les précipitations (Richard Grove, 1995). Ensuite, les ingénieurs français François-Antoine Rauch (1802) puis Alexandre Surell (1840) systématisent l’analyse causale entre la destruction des forêts et celle de « l’harmonie des éléments » (Rauch, 1792). Au tournant du XXe siècle, les savants de la Société d’Acclimatation documentent la peur, elle aussi ancienne, de voir des espèces animales s’éteindre par la faute des sociétés humaines et le débat de société des années 1890 sur le prix que les oiseaux exotiques doivent payer pour orner les chapeaux à plume des élégantes amplifie leur audience (Rémi Luglia, 2015). Parmi les hommes et les femmes de Lettres, la sensibilité romantique d’un Jules Michelet ou d’une George Sand attise la rhétorique du combat inégal entre une nature vulnérable et un homme prédateur, que tôt ou tard le Dieu créateur viendra juger.

Ces discours s’amplifient avec la « Great Acceleration » (John R. McNeill, 2016) du second XXe siècle. Les scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle reprennent à leur compte le schéma de la théologie naturelle pour mieux souligner la rupture de la modernité. En 1952, son directeur et co-fondateur de l’Union internationale pour la Protection de la Nature, Roger Heim décrit « l’œuvre dévastatrice » d’un Homme vaniteux, vainqueur sur la Nature, « aux dépens de ses semblables et de la Nature qui l’entoure. » Son collègue Théodore Monod alerte l’opinion avec des formules chocs dans la presse : « L’homme doit se réconcilier avec la nature », « Le roi devenu fou. Toutes les armes que l’homme a inventées pour asservir la planète sont en train de se retourner contre lui » (1972).

Ainsi, l’ère industrielle, qui porte à son acmé l’appétit humain de domination de la nature, s’accompagne en négatif d’appels à ce que l’homme prométhéen, cet « apprenti sorcier », cesse son combat contre la nature. Cette rhétorique opposant deux acteurs suppose la reconnaissance d’une relation belliqueuse dans laquelle les dégâts subis conduiraient un des belligérants à demander l’armistice. Or il faut admettre que dans cet ordre discursif, à la différence des guerres historiques et même des guerres civiles, la guerre n’engage pas deux camps adverses car la nature a besoin de la médiation humaine pour réclamer un armistice, la nature et les sociétés humaines formant un tout, le vivant. La nature, concept occidental (Philippe Descola, 2005), est liée aux humains à la fois en tant qu’oikos – elle désigne leur habitat, leur abri vital – et en tant que logos – la Nature est une représentation forgée par les humains pour désigner les non-humains et celle-ci fluctue au fil des siècles. Les représentations mettant en scène la guerre puis la réconciliation entre la nature et les sociétés humaines sont donc un artefact de la réflexivité environnementale pour désigner la prise en compte d’un déséquilibre – souvent attribué à un excès – dans la relation entre les sociétés humaines et leur environnement.

Ces discours sont-ils inédits ? La césure du XVIIIe siècle mise en lumière par Michel Foucault puis Philippe Descola invite à répondre par l’affirmative. Selon ces auteurs, l’avènement de la physique moderne, en engageant le processus d’asservissement de la nature à l’Homme, aurait également inauguré la rhétorique belliciste :

« Le dualisme de l’individu et du monde devient dès lors irréversible, clé de voûte d’une cosmologie où se trouvent en vis à vis les choses soumises à des lois et la pensée qui les organise en ensembles signifiants, le corps devenu mécanisme et l’âme qui le régit selon l’intention divine, la nature dépouillée de ses prodiges offerte à l’enfant roi qui, en démontant ses ressorts, s’en émancipe et l’asservit à ses fins[1]. »

Toutefois, est-il juste de soutenir que les sociétés des siècles précédents auraient été privées d’agency environnementale, aveugles aux effets de l’anthropisation des milieux et condamnées à la peur et à la « soumission à des puissances indisciplinables » (Marc Bloch, 1939) ? Jean Dorst (Avant que nature meure, 1965) a dressé l’inventaire d’auteurs qui, de l’Antiquité à la période moderne et de la Méditerranée à la Mongolie, ont décrit avec précision la responsabilité humaine dans la dégradation des forêts, dans l’érosion des sols et dans la disparition d’espèces faunistiques et ont rapporté les mesures prises pour y remédier. Plus récemment, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher ont bien montré l’utilité d’une étude de la réflexivité environnementale des sociétés passées, en situant mieux les manières très différentes dont ces dernières ont pensé les conséquences de l’agir humain sur l’environnement (Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, 2020).

L’historiographie des calamités naturelles fournit elle aussi une réflexion éclairante. Au Moyen Âge comme à l’époque moderne, les inondations, sécheresses, tempêtes et tremblements de terre ne sont pas simplement perçus comme des manifestations du courroux divin tétanisant les sociétés dans une attitude passive. D’un côté, les populations réagissent aux fléaux naturels par le recours à des pratiques magiques et religieuses : offrandes, rites, prières, appels aux miracles et aux saints (Jacques Berlioz, 1998). De l’autre, des analyses rationnelles et logiques sur l’enchaînement des causalités développeraient un regard « moins craintif » sur la nature et une réflexivité environnementale efficiente dès le XIIe siècle. Parmi les causes des fléaux, les contemporains identifient et déplorent leur responsabilité dans les dérèglements de la nature. Thomas Labbé relève en particulier un passage chez Pétrarque cherchant « les causes cachées » aux calamités et concluant qu’il « est probable que les hommes en soient d’un côté responsables, et la nature de l’autre. Dieu l’ayant bien sûr permis et ordonné à cause de l’attitude honteuse des hommes. » (1367). Trouve-t-on des échos à ce type de raisonnement dans les sociétés de l’Antiquité ou du Haut Moyen Âge ?

Dans ce combat supposé entre la nature et les humains, la nature peut remporter la victoire. Kyle Harper (2017) inaugure son ouvrage par un prologue intitulé « Le Triomphe de la nature » pour mettre en lumière le poids des facteurs climatique et pandémique dans l’effondrement de l’empire romain. Jared Diamond (2005) systématise l’analyse des dommages environnementaux pour expliquer la disparition de certaines civilisations. Ces auteurs mettent en lumière la victoire de mécanismes naturels sur les velléités d’exploitation par l’homme. Dans ces processus, quelle conscience les contemporains expriment-ils de leur responsabilité ? À quels débats et conflictualités cela conduit-il ?

 Le vivant est également bouleversé par les conflits armés entre humains. L’histoire environnementale des guerres s’intéresse aux phases de sorties de guerre et nous éclaire sur les processus de réparation des dommages infligés aux terrains de guerre et aux espèces les peuplant. Quelles motivations et quels discours accompagnent ces mesures réparatrices ? Quelle part les autorités accordent-elles aux éléments naturels dans le réaménagement des paysages de ruines ?

 Enfin, les moments historiques de pacification mobilisent à travers les âges une sémiotique de la nature contribuant à apaiser les tensions. C’est particulièrement le cas à Rome où le rétablissement de la paix et l’instauration d’un nouveau régime au tournant de notre ère vont de pair avec une nouvelle esthétique où les motifs végétaux (l’acanthe notamment) occupent une place prépondérante, cette « esthétique du cosmos », en tant que retour à l’ordre de la nature, succédant à « l’esthétique du chaos » ayant accompagné les guerres civiles du Ier siècle a. C. (Gilles Sauron, 2022 (1994) et 2000). Ainsi, de  l’Ara Pacis augustéen à la colombe de la paix de Picasso, en passant par les arbres de la Liberté inaugurés par l’ère des Révolutions, le règne animal et le règne végétal composent le langage de la paix. Des études de cas nous permettront de mieux comprendre cette utilisation symbolique des éléments de nature.  

 Le colloque se concentrera sur les séquences de pacification relatives aux trois catégories de conflit décrites supra : les conflits armés entre humains, les attaques de la « nature » contre les sociétés humaines (inondations, tremblements de terre, sécheresses, gels tardifs, etc.) et celles des sociétés humaines contre la « nature » (pollutions, déforestations, érosions, extinctions d’espèces, bouleversement climatique, etc.). Il interrogera au long cours les épisodes durant lesquels les sociétés humaines ont jugé nécessaire de faire la paix avec « la nature », et, ce faisant, contribuera à mieux connaître leur perception de leurs interdépendances. Il sera aussi l’occasion de mieux comprendre comment, face à des situations de crise systémique, des collectifs se ressaisissent et parviennent à renouer le dialogue entre les humains et les vivants qui peuplent le monde (Nastassja Martin, 2022). Pour ce faire, des communications sur des aires géographiques variées et extra-européennes, avec des études de cas à plusieurs échelles, seront les bienvenues.

Les propositions étudieront les discours, les rites et les représentations collectives identifiant des déséquilibres au sein du vivant, les modes de remédiation immédiats et enfin les projets et utopies d’établissement d’une paix durable dans le vivant.

 

Axe 1. La reconnaissance d’une situation conflictuelle et la nécessité d’y mettre fin 

La nécessité de faire la paix avec la nature suppose la reconnaissance préalable d’une situation de guerre. Dans quels systèmes de représentations ce rapport conflictuel s’inscrit-il d’une société à l’autre ?

Pour y répondre, nous mobiliserons l’histoire des sciences et des savoirs. Quels savoirs sont mobilisés afin d’identifier cette situation de crise, d’y apporter un diagnostic et éventuellement d’y remédier ? Les travaux sur les nuisibles à l’époque contemporaine ont par exemple montré qu’à une vision combative prônant la défense des espèces utiles d’une part et la destruction des espèces nuisibles d’autre part a succédé le postulat pacifiste « d’équilibres naturels » à conserver (Rémi Luglia (dir.), 2018). La notion d’homéostasie – qu’on trouve sous la plume de James Lovelock puis d’Edgar Morin et de Bruno Latour – transpose la capacité de régulation propre aux organismes vivants au biotope et à la biocénose. Qu’implique le constat de rupture de cette homéostasie ? Est-elle jugée habituelle, tolérable ou alarmante ?

Ensuite, dans une démarche d’histoire sociale et culturelle, que savons-nous des motivations poussant les hommes et les femmes à la rétablir ? Les contextes sont éminemment variables d’une période et d’un espace à l’autre. C’est pourquoi nous invitons les propositions de communication à interroger tour à tour les facteurs religieux, économiques, culturels et politiques.

 

Axe 2. Les moyens de faire la paix avec « la nature »

Quels sont les moyens mobilisés pour ramener l’homéostasie ?

Nous nous intéresserons aux mesures juridiques de régulation des prédations humaines sur le vivant : restriction de la chasse, de la déforestation, de la surpêche, etc.

Nous attendons également des propositions étudiant les rituels symboliques d’apaisement des éléments naturels après un épisode de calamité. Par exemple, dans les rites météorologiques qui perdurent de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine (processions, rogations), comment le désir de retour à un équilibre perdu est-il désigné et comment se manifeste-t-il ?

Enfin, dans quelle mesure les périodes de sortie de guerre et de conflit offrent-elles l’opportunité de réparer le vivant endommagé ou détruit ? Les relations entre humains et non-humains sont-elles restructurées et/ou bouleversées ? Par ailleurs, quels symboles emprunte-t-on à nature pour sceller le retour de la concorde entre les hommes après un conflit armé ? Nous nous intéresserons à l’ornementation des monuments de sortie de guerre et de commémoration de la paix (mémoriaux, arcs de triomphe, monuments aux morts), aux rituels symbolisant la pacification après un épisode de conflit armé, de guerre civile ou de révolution (arbres de la liberté de 1789 et 1848, colombe du Mouvement pour la paix après-guerre). À quels imaginaires de la nature cela renvoie-t-il ?

 

Axe 3. L’établissement d’un ordre pacifique durable

À l’époque contemporaine, la refondation des relations entre les sociétés humaines et le reste du vivant fait l’objet de débats approfondis. À partir de la dialectique guerre/paix au cœur du colloque, nous invitons à étudier à nouveaux frais les propositions de pacification durable en jeu. Il ne s’agira pas seulement d’étudier les pratiques de pacification émanant des élites, mais aussi celles qui sont portées par les mouvements de la société civile, voire par les subalternes auxquels l’histoire environnementale a cherché à redonner une voix (Ramachandra Guha, 1989). Le colloque s’intéressera donc aux pratiques ordinaires de paix avec la nature, notamment à travers la persévérance de l’agriculture vivrière dans certaines régions du monde, mais aussi avec des mouvements de « re-biologisation » voire de « re-territorialisation » de l’agriculture.

Les philosophies d’inspiration naturiste partagent l’utopie d’un retour à une nature originelle mythifiée et à ce titre elles proposent un nouvel ordre dans lequel les frontières entre humains et non-humains seraient abolies. Cette perspective est par exemple déclinée dans les pensées antispécistes. Selon Baptiste Morizot toutefois, les antispécistes demeurent prisonniers du dualisme moderne opposant les humains à « la nature ». Pour garantir une paix durable, il propose d’inventer un nouveau type de diplomatie au sein du vivant qui serait guidée par « la théorie et la pratique des égards ajustés » (Morizot, 2020).

Les préservationnistes, ces partisans du « ficher la paix à la nature », ne postulent-ils pas une relation ontologiquement hostile des sociétés humaines au reste du vivant, nécessitant l’éloignement définitif des belligérants et la création de réserves ?

Les conservationnistes défendraient quant à eux l’idéologie du vivre ensemble dans le respect des droits de chacun. Dans cette perspective, l’« écologie de la réconciliation » (Michael Rosenzweig) cherche à encourager la biodiversité dans les systèmes anthropiques en incluant l’homme comme partie intégrante des écosystèmes. Nous intégrerons également les changements de paradigme en écologie des paysages. La notion de « Tiers paysage » avancée par Gilles Clément, celle de « jardin en mouvement », ou encore celle de « temps-paysage » (Bernardette Bensaude-Vincent, 2021) témoignent de la volonté de coopérer avec la nature, et de faire moins contre elle qu’avec elle.

Caroline Blonce, Jan Synowiecki et Anna Trespeuch-Berthelot


[1] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, NRF, 2005, p. 98.

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